mardi 1 janvier 2013

Vivre à Paris en 1922

Je copie ici un excellent article de Gérard Horny sur Slate, en date du 01/01/2013.
Cet article brasse de manière très claire les concepts de Taux de Change, Taux d'Inflation, et de Pouvoir d'Achat, et d'appauvrissement lié à la guerre.
Une merveille.

Le 4 février 1922, Ernest Hemingway écrit dans le Toronto Star un hymne au plaisir de vivre à Paris, la ville où tout est bon marché. Les hôtels et restaurants qu’il cite méritent toujours le détour, mais ne s’adressent pas vraiment aux petits budgets.
L’écrivain américain ne tarit pas d’éloges sur Paris. C’est tout ce que voulez (la pluie, le froid, le bruit, la bousculade, etc.), mais c’est bon marché.
«Au cours actuel du change, un Canadien peut vivre confortablement et agréablement à Paris avec un revenu annuel de mille dollars
Et il donne des exemples très concrets de ses propres dépenses.
Son hôtel? Confortable, rue Jacob, dans le quartier de Saint-Germain des Prés. La chambre lui coûte 12 francs par jour à deux (il est accompagné par sa première femme, Hadley Richardson, qu’il a épousée cinq mois plus tôt), soit 30 dollars par mois. Le petit déjeuner leur revient à 2,50 francs pour tous les deux, soit un total de 75 francs ou 6 dollars et quelques cents par mois.

Et une bouteille à 60 centimes, une!

Le restaurant? Presque en face de l’hôtel, au coin de la rue Jacob et de la rue Bonaparte.
Dans ce restaurant «splendide», nous dit Ernest, une soupe coûte 60 centimes et un poisson 1,20 F. Pour les plats de viande (rosbif, côtelettes de veau, agneau, mouton et steaks «épais, servis avec des pommes de terre cuisinées comme seuls les Français savent le faire», c’est 2,40 francs. Le prix des légumes (choux de Bruxelles, choux-fleurs, épinards, petits pois), varie entre 40 et 85 centimes. La salade est à 60 centimes, les desserts à 75 centimes ou 1 franc. La bouteille de vin rouge est à 60 centimes et le verre de bière à 40 centimes.

Ainsi les deux jeunes mariés dépensent 50 cents chacun pour faire «d’excellents repas dans ce restaurant, comparable par la cuisine et la qualité des aliments aux meilleurs restaurants d’Amérique». Et ce n’est pas tout: après le dîner, on peut prendre le bus ou le métro et aller où on veut pour 4 cents. N’est-ce pas merveilleux?

Nous aussi, en relisant ces lignes, nous sommes tentés de croire que 1922, c’était encore la belle époque. Ah, vivre à Paris pour des sommes aussi dérisoires, ce devait être prodigieux! Oui, effectivement, ce l’était, mais pas pour tout le monde.

Le change est une chose merveilleuse

Il faut d’ailleurs reconnaître à notre ami Ernest une grande honnêteté intellectuelle. D’entrée de jeu, il prévient:
«Un Canadien avec 1.000 dollars pour l’année peut vivre très confortablement et agréablement à Paris. Mais si le taux de change était normal, il mourrait de faim
Et plus loin, il ajoute:
«Le dollar, qu’il soit canadien ou américain, est une clé qui vous ouvre Paris. Avec un dollar américain qui vaut 12,50 francs et un dollar canadien coté à un peu plus de 11 francs, c’est une clé très efficace (…). Le change est une chose merveilleuse
Comme on le comprend. Il est arrivé en France à une période bénie pour un Américain. Les pays européens étaient sortis de la Première Guerre mondiale exsangues, en proie à l’inflation et lourdement endettés. Leurs monnaies étaient faibles.
Dans certains cas, comme celui de l’Allemagne, ce fut un véritable effondrement. Un dollar valait 4,2 marks en 1914, 8 marks en 1918, 60 marks en juin 1921, 30.000 marks en janvier 1923 et... 4.200 milliards de marks en novembre de la même année.
Dans le cas de la France, ce fut une simple chute: le dollar des Etats-Unis valait 5,61 francs en 1918; il est monté à 14,31 francs en 1920. Il est un peu revenu en arrière au moment où Hemingway est arrivé en France (13,49 francs en moyenne en 1921 et 12,33 en 1922), mais il est reparti à la hausse à 16,58 dès 1923. Il a fallu attendre 1926 et le retour de Raymond Poincaré pour que le franc se stabilise. En 1928, la dépréciation de notre monnaie était officialisée par une baisse de 80% de sa valeur théorique en or: c’est ce qu’on a appelé le franc à quatre sous. Pas de chance pour la France: elle a eu un franc relativement fort au début des années 1930, alors que tous les pays se battaient pour avoir une monnaie faible et soutenir comme ils le pouvaient leurs exportations...

Les Français, eux, se serraient la ceinture

Mais ce qui était bon pour les étrangers ne l’étaient pas forcément pour les Français. Car, du fait de l’inflation, la valeur interne du franc fléchissait rapidement alors que les salaires ne suivaient pas.
Si l’on se fie aux calculs de l’Insee, qui permettent de suivre le pouvoir d’achat du franc puis de l’euro au fil des ans, 1 franc de 1914 équivalait à 3,24 euros d’aujourd’hui, il n’en valait plus que 1,57 en 1918 et 1,06 en 1921.
Si les journalistes américains pouvaient mener grande vie à Paris, les Français, eux, se serraient la ceinture.

Certes, le coût la vie à l’époque paraît peu élevé. Mais cela est vrai si l’on juge les prix d’alors selon nos critères d’aujourd’hui. Une chambre à 12 F par jour, cela fait 12,69 de nos euros. Un petit déjeuner pour deux à 2,50 F, cela fait 2,64 euros. Un repas à 50 cents, soit 5,5 F, cela ne fait guère que 5,81 euros.
Mais plusieurs points sont à considérer. D’abord le niveau de vie s’est beaucoup élevé entre-temps: la simple conversion des prix de l’époque en euros de 2011 ne permet pas de comprendre ce que signifiaient ces prix pour les Français de 1921 ou 1922.

Ensuite, les exigences du consommateur ne sont plus les mêmes: Hemingway s’estimait très heureux d’avoir trouvé une chambre avec eau froide et eau chaude et une salle de bains sur le même palier. Aujourd’hui, il exigerait évidemment d’avoir la salle de bains avec la chambre. Enfin, le quartier de Saint-Germain des Prés a considérablement changé en quatre-vingt-dix ans. Ce n’est plus là que l’on va pour se loger et se restaurer à bon compte.

A l’Hôtel d’Angleterre, demandez la chambre 14

En bon journaliste, Ernest ne fait pas de publicité: il ne cite pas les noms des établissements qu’il a fréquentés. Mais les indications qu’il donne sont suffisamment précises pour qu’on puisse les retrouver.
La chambre 14 de l’Hôtel d’Angleterre où il est descendu le 21 décembre 1921 à son arrivée à Paris coûte aujourd’hui 270 euros la nuit petit déjeuner inclus (elle est très demandée par tous les touristes américains de passage à Paris qui souhaitent dormir dans la même chambre que le grand écrivain).
Quant à son restaurant favori, il s’agit du Pré aux Clercs, toujours agréable et de qualité, mais à des prix qui n’ont rien d’exceptionnellement bas. En prenant à chaque fois le premier prix, avec une entrée à 8 euros, une bavette à 14 euros et un dessert à 7 euros, le tout accompagné par une bouteille de vin (pour deux !) à 22 euros, on s’en sort à 40 euros par personne.
Ernest et Hadley Hemingway en 1922 à Montreux            
On peut trouver une autre illustration des changements qui se sont produits à Saint-Germain des Prés dans la comparaison avec d’autres hôtels de la capitale. Hemingway raconte qu’il a retrouvé par hasard au jardin du Luxembourg deux Américaines qui avaient fait le voyage avec eux et étaient descendues dans un de ces grands hôtels pour touristes du quartier de l’Opéra et de la Madeleine. Elles avaient payé leur chambre 60 F par jour (63,43 euros de 2011); pour deux jours et trois nuits, elles y avaient dépensé 500 F (528,60 euros), soit autant que pour deux semaines dans l’hôtel de la rive gauche où elles étaient descendues ensuite.

Paris n’est plus le paradis, même pour les Canadiens

L’écart aujourd’hui ne serait plus le même: même s’il ne faut pas compter loger à deux au Grand Hôtel Intercontinental, entre la rue Scribe et la place de l’Opéra, à moins de 340 euros la nuit (au tarif officiel), l’écart avec un bon hôtel de la rue Jacob s’est considérablement réduit.
Et une chose est sûre: avec un dollar canadien qui vaut aujourd’hui environ 0,76 euro, vivre confortablement et agréablement à Paris avec un revenu annuel de 1.000 dollars est définitivement exclu.

Remarquons tout de même que malgré les prix si intéressants des hôtels et restaurants d’alors, Ernest Hemingway et son épouse avaient préféré dès janvier 1922 louer un appartement dans le Ve arrondissement, rue du Cardinal-Lemoine. La vie de château n’a eu qu’un temps.

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