mardi 13 février 2018

La versification au haut Moyen-Age


Quand on récitait, chantait ou psalmodiait de la poésie vers l’an 900 en (future) France, on le faisait en vers de 8 pieds, des octosyllabes. 
Cette forme de poésie, très scandée, émane directement des vers latins de la liturgie. Dans l’église catholique, une versification différente a toutefois également été utilisée, fondée elle sur des vers de 11 pieds appelés « hendecasyllabes ». Ces vers-là sont plutôt d’influence grecque classique, comme le nom « hendeca », 11 en grec le rappelle. D’ailleurs la poésie italienne du haut moyen-âge s’est, elle, plutôt construite sur des hendecasyllabiques, par le truchement de certains auteurs romains comme Catulle. 
Le fait est que le plus ancien vers en langue romane (qui deviendra un jour la langue française) est un octosyllabe. Cette forme de versification perdurera de manière courante au Xème siècle, et encore à travers les 12ème et 13ème siècles.

On a 2 textes fameux du Xème écrits dans cette versification :
  • La Vie de Saint Léger (Evêque d’Autun au 8ème siècle) :
  • la Passion du Christ de Clermont, poème de 516 octosyllabes répartis en couplets de 4 vers, et représente le plus ancien récit en (futur) français de la Passion. Ce poème est écrit dans une langue contenant des traits de langue d'oïl et de langue d'oc, peut-être d’origine poitevine.

Ces 2 textes sont liés car ils apparaissent ensemble dans les plus anciens manuscrits qui les recopient, et le plus ancien connu est conservé à Clermont-Ferrand.
Une forme de rime existait déjà à l’époque, non pas rime embrassée ou rime suivie comme aujourd’hui, mais plutôt sous la forme « aabb », et souvent, plus riche en « aaabbb ». Les vers de 8 pieds vont donc par paire, unis à la fois par le sens, et par la rime.

Les 8 pieds du vers se posent sur une mélodie à 8 temps, la scansion des 2 vers appariés se fait selon un rythme 4 + 4 + 4 + 4. On pense que la Passion de Clermont était ainsi chantée par un seul exécutant.

C'est Chrétien de Troyes (vers 1150) qui s'affranchit le premier des césures au 8ème son, mais timidement d’abord, dans une recherche perceptible d’effet dramatique. De cette recherche émane le décasyllabe (vers de 10 pieds) qui apparaît au 11ème dans « la Vie de Saint Alexis », dont une des premières versions connues est composée de 125 quintils (groupes de 5 vers de même assonance « aaaaa ») de vers décasyllabiques assonancés (pour un total donc de 625 vers).

Ronsard encore, au XVIème, écrira en décasyllabes.
C'est le vers par excellence des chansons de geste. Sa structure est soit en 4+6, mais aussi (moins nombreux) en 6+4.

Certaines chansons de geste sont, elles, en vers de 12 pieds. Ce 12 pieds ou « Alexandrin », qui tire son nom du Roman d'Alexandre de Paris, n'apparait qu'au 12ème dans le manuscrit du « Pèlerinage de Charlemagne ».
Un alexandrin se coupe à l'hémistiche en 6+6.

Noter que la mise en rime s’est faite de différentes manières selon les époques.
Par exemple, le « e » final, bien que toujours prononcé en ancien français, alors qu’il est devenu muet en français moderne, compte ou ne compte pas dans la mesure du vers, selon que l’on fait une césure « épique » ou une césure « lyrique » :

Le Jeu de Saint Nicolas (écrite par Jean Bodel, vers 1200, œuvre de commande par la confrérie Saint-Nicolas d’Arras, elle est la première pièce dramatique non liturgique en français) fait des césures épiques, le (e) final ne compte pas pour un pied :

« Seigneur el Dieu servich(e) soit hui chascuns offers »
[Seigneur, que chacun soit aujourd'hui prêt à se donner complètement au service de Dieu]

« Ne te recroire mi(e) mais serf encor(e) »
[Ne te décourage pas, mais continue à le servir]

On peut au contraire faire une césure lyrique, qui compte le e aujourd’hui muet comme un pied parmi les 12 :

« Douce dame / pregne vos en pitiez »
[Douce dame, ayez pitié]

Curieusement aussi les sons en diphtongue à l’époque comptent pour 1 seul pied. Alors que 2 voyelles accolées comptent pour 2 syllabes et donc 2 pieds :

Est-il tout purs si t'aït Dieus ?
Oïl foi que je doi saint Jake
[Est-il bien pur, de par Dieu ?
Oui, par la foi que je dois à Saint Jacques]

Dans ce vers,  « Dieus » est une diphtongue à l’époque, donc monosyllabique.  En revanche « Aït » (le trema est une convention d'édition moderne de textes anciens, pour marquer les 2 voyelles accolées) est le subjonctif présent de « aidier », et compte pour 2 pieds pour les 2 voyelles accolées.

L'hiatus (succession de deux voyelles appartenant à des syllabes différentes, soit à l'intérieur d'un mot ou à la frontière de deux mots) est toujours admis dans la versification de cette époque :

Ge l'en crui et si fis que fous
[je l'en crus et me comportai comme un fou]

L'élision est systématique pour les mots de plusieurs syllabes :

Ge criem qu'il ne me fac(e) ennui
[Je crains qu'il ne me nuise ] (Le Roman de Tristan).

Mais la particularité la plus marquante de la chanson de geste à partir de l’an 1000, c’est l’organisation des vers en "laisses", une laisse étant une séquence de vers finissant tous par la même assonance (dernière voyelle porteuse de l’accent tonique). La laisse est courte (de 10 à 20 vers) dans les chansons anciennes, mais compte jusqu'à 200 vers au 12ème siècle. La laisse est donc une unité d’asonance,  mais constitue également une unité du point de vue du récit, et également du point de vue de la mélodie de la récitation. En voici un bel exemple tiré du Livre XXI de la Chanson de Roland (Chanson de geste en langue anglo-normande du 11ème, dont l’auteur nous est inconnu), dont tous les vers sont en asonance « ie ».

Guenes respunt : "Pur mei n'iras tu mie.
Tu n'ies mes hom, ne jo ne sui tis sire
Carles comandet que face sun servise
En Sarraguce en irai à Marsilie
Einz i ferai un poi de legerie
Que jo n'esclair ceste meie grant ire."
Quant l'ot Rollant, si cumençat a rire.

Chanson de Roland (Manuscrit d'Oxford, dernier feuillet)


Si les chansons de geste anciennes sont asonancées, la plupart des autres textes sont rimés seulement. Et la rime médiévale n'est pas aussi riche que la rime classique plus tardive, et ne se distingue souvent de l'asonance que parce qu'elle n'est pas indéfiniment répétée. Toutefois, elle suppose normalement a minima l'homophonie de la voyelle et de la dernière syllabe tonique. Mais ce principe de rimes est traité avec beaucoup de liberté, dans les textes comme dans Chrétien de Troyes (« Erec et Enide ») : Il fait ainsi rimer « asis » avec « venist »  et « puceles « avec « soner ».

Un dernier très bel artifice poétique est communément utilisé au 12ème siècle, il s’agit de la « rime mnémonique ».  La rime mnémonique est destinée à faciliter les enchainements des séquences propres aux différents acteurs : Chacun termine sa tirade sur un vers qui laisse la rime en suspens, et appelle la rime du 1er vers de la réplique suivante, par un autre acteur. Comme si ceux-ci se passaient tour à tour la rime. Par exemple dans le  « Le jeu de Saint Nicolas » :

Cliquet :
En ai je trois poins plus de ti ?
Pincedes :
Met jus les deniers, je t'en pri
Ains que li casee m'esmoeve.
Cliquet :
Maudehé ait qui che me roeve.
Il semble que cet artifice aurait été poussé par les jongleurs, quand ils prirent le relais des clercs dans les compositions dramatiques, au début du 13ème, lors de ces représentations publiques qu’on appelle « mystères » aujourd’hui.


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